ENTRETIEN

Grothendieck : ce génie des mathématiques a étudié et enseigné à Montpellier

14-01-24 - 08:00
01-03-24 - 14:57
Alexandre Grothendieck (1928-2014) est souvent considéré comme le génie des mathématiques du XXe siècle. Il a bouleversé cette discipline en donnant une nouvelle vision de la géométrie algébrique. Personnage complexe, après avoir été un bourreau de travail, il s’est montré hostile à la science. Il a été étudiant à Montpellier au lendemain du second conflit mondial, puis professeur à l’université des Sciences, dont le parvis rénové portera bientôt le nom. L’écologue montpelliérain Pierre Jouventin, qui l’a bien connu, lui a consacré son dernier livre.
Portrait de Pierre Jouventin
Le Montpelliérain Pierre Jouventin est âgé de 82 ans et vient de publier un nouveau livre - ©C. Ruiz
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Depuis la disparition d’Alexandre Grothendieck, il y a bientôt dix ans, plusieurs publications ont paru, dont deux biographies. Pour quelles raisons avez-vous également souhaité lui consacrer un livre(1) ?

Pierre Jouventin : Parce qu’Alexandre Grothendieck (1928-2014) constitue encore une énigme qui n’est pas résolue. Les deux précédents livres ne tranchent pas vraiment. Était-il un génie ou un fou ? J’ai eu la chance de bien le connaître et je voulais surtout dire que sa démarche est parfaitement compréhensible, mais qu’elle mérite des explications et je les donne dans ce livre. 

Vous avez eu la chance de croiser sa route à deux périodes de la vie du mathématicien. Dans quelles circonstances ?

La première fois, c’était à Paris, au début des années 1970 et tout à fait par hasard. À l’époque, je travaillais au CNRS. Il était alors très actif comme militant et précurseur de l'écologie politique. Il voulait imprimer sa revue Survivre et vivre. Il m’avait demandé conseil car je m’y connaissais dans ce domaine ayant entendu parler de moi. Ensuite, on s’est perdu de vue. Je l’ai retrouvé quelques années plus tard à Montpellier, où j’étais affecté la Faculté des sciences. Un jour, par la fenêtre de mon bureau, je l’ai aperçu en train de parler à ses étudiants, mais sur le gazon !

C’était un mathématicien de génie, mais un homme déroutant. 

Il faut expliquer l’histoire de Grothendieck. Il a été un des plus grands mathématiciens mondiaux, notre pays ayant toujours été doué dans ce domaine. Certains le considèrent comme celui qui a le plus renouvelé les mathématiques. Il était la vedette des congrès internationaux mais, lors de la guerre du Vietnam, il a pris conscience que les mathématiques servaient aussi à perfectionner des armes et que son institut de recherche était financé à 5% par l’Armée. Il a alors arrêté la recherche pour devenir hostile à la science. Tout comme il a toujours refusé les prix internationaux et l’argent qui les accompagnaient. De façon ambigüe, il a candidaté pour obtenir un poste de professeur de mathématiques à l'université mais il ne voulait pas donner de cours de maths. À Paris, il a donc été refusé. Mais, Montpellier, où il avait fait ses études, lui a proposé un contrat original. Il ne ferait pas de cours à proprement parler, mais aurait des discussions avec les étudiants de 3e cycle. Il est resté à Montpellier pendant plus de vingt ans, puis il a demandé à réintégrer le CNRS jusqu’à sa retraite.

Couverture du livre
Le livre de Pierre Jouventin est publié aux éditions Libre & Solidaire - ©C. Ruiz

Et puis, soudainement, il disparait !

Quittant Montpellier, il a coupé les ponts avec tout le monde, moi y compris. Ses enfants ne savaient pas non plus où il se trouvait. Il s’était retiré dans les Pyrénées (à Lasserre, village de 200 âmes dans l’Ariège) mais incognito. Il continuait à travailler, mais il est aussi devenu de plus en plus mystique. Il vivait à proximité du camp où son père avait été interné pendant la Seconde Guerre mondiale. Son père était quelqu’un de très connu dans les milieux anarchistes car il a été condamné cinq fois à mort par cinq gouvernements différents avant de mourir en déportation. Alexandre, lui, a vécu seul et reclus pendant plus de vingt ans.       

Votre ouvrage s’intéresse aux travaux mathématiques de Grothendieck, mais plus encore à son évolution, lorsqu’il a remis en question la recherche scientifique. Selon lui, l’urgence était plutôt à un changement de civilisation. Dans votre livre, vous l’appelez souvent par son prénom Alexandre. Quelle était la nature de vos échanges ? 

Il était en avance sur son temps et radical, considérant l'avenir de notre civilisation comme autrement plus important que la science. Il passait parfois pour un dingue car la survie de la planète ne faisait pas débat à l'époque. J’étais écologue, c‘est-à-dire écologiste de métier, et je peux dire que Grothendieck avait prévu ce qu’il nous arrive aujourd’hui. Il descendait avec son vélomoteur des environs de Lodève et dormait souvent à la maison. On était d’accord sur le constat, celui d’une crise écologique à venir. Mais lui faisait tout à fond. Il voulait absolument que je démissionne du CNRS, où j’ai été pendant 40 ans directeur de recherche. Il voulait déclencher un mouvement pour arrêter la science dans le monde, ce qui me paraissait naïf. Pour lui, c’est un peu comme si tout était mathématique et pouvait se démontrer. Or, pour le social, il ne suffit pas de prouver pour convaincre. Aujourd’hui encore, il y a des climato-sceptiques et certains dirigent des pays ! 

Notre ville abrite désormais l’IMAG, l’institut montpelliérain Alexandre Grothendieck (2), une unité mixte de recherche commune au CNRS et à l’université de Montpellier. Pensez-vous que l’imposante documentation laissée par Alexandre Grothendieck permettra de faire avancer la recherche mathématique ?  

J’en doute. Il écrivait continuellement et il y a des dizaines de milliers de pages à déchiffrer, même s’il en a brûlé une bonne partie. Pour autant, il était important que « son trésor » soit scanné et puisse être consultable.  

Que pensez-vous du projet de la Ville de Montpellier de donner le nom d’Alexandre Grothendieck au parvis de la faculté des Sciences qui est en cours de rénovation ?

C’est une très bonne idée. J’ai plusieurs fois discuté avec des gens à Montpellier qui ne comprenaient pas qu’il n’y ait pas une rue à son nom. Alors que par contre, il y a un collège Clémence Royer qui n’a pas fait une traduction sérieuse du livre majeur de Darwin et qui a même ajouté ce qu’il lui plaisait. 

La vie d’Alexandre Grothendieck tient du roman. Pensez-vous que le cinéma pourrait s’intéresser à lui comme il a su le faire avec Alan Turing, mathématicien également (3) ?

Je le pense. Même si Alan Turing a eu un effet beaucoup plus important, car on considère qu’il a raccourci la durée de la Seconde Guerre mondiale en découvrant le système de codage des Nazis. Grothendieck, lui, a résolu des problèmes mathématiques majeurs et a été un précurseur de l'écologie politique. 

 

(1) Qui était Alexandre Grothendieck ? Pourquoi un génie des mathématiques est-il devenu un ennemi de la science et un précurseur de l’écologie ? Aux éditions Libre & Solidaire.

(2) IMAG : institut montpelliérain Alexandre Grothendieck. Il est localisé sur le campus Triolet de l’université de Montpellier. 

(3) Imitation Game, film américano-britannique réalisé par Morten Tyldum (2014). 

 

Plus d’infos sur l’auteur : pierrejouventin.fr