Conseiller à la Cour des Comptes du Languedoc, Jean-Jacques Régis de Cambacérès est un juriste sérieux et efficace. On lui confie les cas délicats qu’il règle avec habileté. En 1786, Louis XVI le récompense pour les services qu’il rend à la Couronne « avec autant de zèle que de désintéressements », en lui octroyant une pension royale de 1 200 livres. Six mois par an (le reste de l’année, il est libre de son temps), coiffé d’une perruque et vêtu de la robe rouge des conseillers, Cambacérès siège à la Cour des Comptes, sous le plafond peint par Vien et représentant Hercule terrassant les vices.
Le jeune magistrat fréquente les cercles du pouvoir. Il est consulté par le nouvel Intendant du roi et est écouté du comte de Périgord, gouverneur de la ville. On le voit souvent à Montferrier, chez son cousin qui donne des réceptions fastueuses, en vallée du Lez. Recevoir une invitation était flatteuse pour l’invité qui pouvait, en déambulant dans les jardins parsemés de bassins, admirer la volière, passion du marquis.
Pénitent et franc-maçon
Cambacérès a quitté la maison paternelle, place Chabaneau. Célibataire, il vit dans un bâtiment en contrebas de la descente Sainte Croix. Toujours très impliqué dans la confrérie des Pénitents blancs, il processionne régulièrement dans les rues, revêtu d’une robe de bure blanche et la tête coiffée de haute cagoule en pointe. Il complète son parcours spirituel en entrant en franc maçonnerie, adoubé par son oncle de Montferrier. Il y retrouve bons nombre de Pénitents blancs et d’amis. Ces nouveaux cercles qui se créent derrière les façades des hôtels particuliers sont très populaires à Montpellier. Le Grand Orient de France y compte 18 ateliers. Les loges regroupent l’élite intellectuelle, composée notamment de bourgeois entreprenants, aux idées progressistes, avides de techniques nouvelles.
Ortolans et indiennes
Grand amateur d’art, Cambacérès est un assidu de la Comédie, seule animation culturelle. Bien que le bâtiment ait été construit devant la porte de Lattes, un lieu totalement isolé, le public fortuné s'y presse pour applaudir le comédien Duel de Neuville dans Le Devin du Village de Rousseau et s’enthousiasmer pour les opéras de Gluck. Les ballets et les pantomimes sont également très appréciés. En 1785, un incendie ravage le théâtre. Rapidement reconstruit à l’identique, il sera remplacé par le théâtre actuel en 1889.
La gastronomie, avec le Droit, est une affaire très sérieuse pour ce gourmand conseiller. Toute sa vie, Cambacérès sera un fin gourmet. Les caricaturistes, à l’époque de sa puissance, ne manqueront pas d’ironiser sur cet aspect de sa personnalité. À L’écu de France, une auberge réputée de Lunel, il déguste des ortolans et s’offre volontiers une glace sur la promenade du Peyrou.
L'ami de Chaptal
Jean-Jacques Régis se rend régulièrement à La Paille, dans la campagne sud de Montpellier, chez son ami Jean-Antoine Chaptal. Convaincu que la science peut être d’une grande aide à l’industrie, le chimiste y met cette approche en pratique. Dans sa manufacture de produits chimiques, il développe des composés dont le secteur textile a besoin pour le blanchissage et la teinture. Une aubaine pour Montpellier où il est très développé. 30 000 mouchoirs, indiennes et toiles de coton sont produits dans la dizaine de manufactures qui, sur les bords de la Mosson, de la Lironde et du Lez, emploient 5 000 personnes. Gaspard Cambon, établi à Boutonnet, domine le marché. Il écoule ses marchandises principalement à Saint-Domingue et dans les colonies occidentales.
La fin d'une époque
Les activités maçonniques de Cambacérès le conduisent plusieurs fois à Paris. À la Cour, le Montpelliérain à la mode est Jean-Louis Fargeon, parfumeur du Roi. On y célèbre aussi le vieux Joseph-Marie Vien, récemment nommé Premier peintre du Roi. Dans son atelier, où il forma David, il fonde de grands espoirs sur François-Xavier Fabre, jeune marmiton du Clapas, repéré et recommandé par le marquis de Montferrier. Dans les rues et les salons, Jean-Jacques Régis hume l’air du temps. On y parle d’États Généraux, des réformes nécessaires au royaume. Favorable aux idées nouvelles, Cambacérès suit les événements avec intérêt.
Lors de ses séjours parisiens, il loge le plus souvent chez son oncle Vassal, un banquier qui vient d'acheter à son fils une charge de Fermier général et qui s’est également offert une loge en face de celle de la reine à l’Opéra. Il la prête volontiers à son élégant neveu de province, si élégamment poudré. De cette position privilégiée, Cambacérès peut ainsi contempler le visage d'un monde qui touche à sa fin.
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