Le 12 mars 1824, plus de 150 voitures se pressent aux abords de l’église Saint-Thomas d'Aquin. L’archevêque de Paris y célèbre les funérailles de Cambacérès, mort quatre jours plus tôt, à 71 ans, des suites d'une attaque d'apoplexie. L’assistance est nombreuse et de qualité. Chaptal (son grand ami), Talleyrand, l’ancien Consul Lebrun, le maréchal Soult, l’ancien ministre Decazes…un résumé des trente années passées, si tumultueuses. Peu de temps avant sa mort, était paru le Mémorial de Sainte-Hélène. À côté des héros et des traîtres, Cambacérès y figure parmi les sages. Napoléon parle souvent de lui, fixant l’image d’un homme expert en droit comme en honneurs, savant mais vaniteux. Il laisse une fortune de 7 millions de franc-or, qui fut partagée entre ses deux neveux, qui sont les fils de son demi-frère, le général Cambacérès.
Cible des caricaturistes
Sa fin de carrière politique avait été chahutée. Après la première abdication de Napoléon, il avait été laissé tranquille par Louis XVIII, au nom de la réconciliation nationale. En revanche, sa participation aux Cent-Jours lui vaut le bannissement. En exil en Belgique, il y retrouve son ancien collègue de la Convention, Joseph Cambon, qui y meurt en 1820. Cambacérès était parvenu, deux ans plus tôt, à se faire pardonner du roi et retrouver la France.
En 1814, une cinquantaine de caricatures anonymes avaient été publiées contre lui. Sous l’Empire, déjà, on se moquait de ce gros monsieur se promenant le soir, au Palais Royal, en perruque et grand uniforme chamarré, accompagné d’Aigrefeuille, son ami de jeunesse. Cette fois, les caricaturistes s’amusent ouvertement de l’homosexualité présumée de ce vieux garçon. Le Journal de Paris du 11 juin le montre sous le surnom de tante Urlurette, référence au vaudeville de Désaugiers Ma tante Urlurette ou le Chant du Coq, où ce personnage incarne une vieille fille ridicule.
Un tableau embarrassant
Montpellier accueille avec indifférence la mort de Cambacérès. Tout au long du XIXe siècle, l’homme qui fut pourtant le maître de l’État après Napoléon, n’a pas bonne presse auprès de l’élite montpelliéraine. Restée royaliste légitimiste, elle envoie systématiquement des majorités conservatrices dans les différents conseils municipaux qui se succèdent. Les maires, qu’ils soient nommés par la Monarchie de Juillet ou par le Second Empire, doivent composer avec cette réalité.
Aussi, en avril 1843, le maire Zoé Granier est bien embarrassé du don que le neveu de Cambacérès fait à la ville : un grand tableau, portrait, plus symbolique que représentatif de l’Archichancelier. Le donateur, Pair de France, assorti son cadeau d’une exigence : qu’il soit accroché à l’hôtel de Ville. Une demande qui suscite beaucoup de réserve. L’œuvre d’Henri-Frédéric Schopin est finalement déposée au musée du Vieux Montpellier, où il est toujours visible.
Camouflet à l'Empire
Seize ans plus tard, sous le Second Empire, c’est autour d’une statue que la majorité royaliste se crispe. L’affaire est ancienne. Au départ, les statues de Cambacérès et du cardinal de Fleury sont destinées au Palais de Justice, récemment achevé, placées de part et d’autre de l’escalier monumental. Or, en 1859, le ministre de l’Intérieur suggère que Cambacérès soit installé, non plus au Palais de Justice mais sur une place publique de la ville. Le 8 juin, le maire Jules Pagézy, propose au Conseil municipal de choisir la place de la Canourgue, face à la maison qui, pense-t-on, l’a vu naître.
Alors qu’il s’apprête à faire entériner cette décision, une voix s’élève pour remarquer que Cambacérès est un régicide et qu’à ce titre, on ne peut le commémorer sur une place publique. Cette intervention entraîne la demande d’un vote à bulletin secret que Pagézy ne peut refuser. Le résultat est sans appel. Le Conseil municipal repousse la demande du gouvernement. Cambacérès rejoindra finalement son emplacement prévu à l'origine. La droite montpelliéraine concèdera plus tard de renommer la petite rue du Panier Fleuri, non loin de la place Chabaneau, où Jean Jacques Régis vit le jour. Il lui était cette fois délicat de s'y opposer, Paris ayant, depuis 1865, sa rue Cambacérès.
À Cambacérès, Montpellier reconnaissante
On doit à un historien montpelliérain, Pierre Vialles, la première biographie sérieuse de Cambacérès. En 1908, il publie L’archichancelier Cambacérès pour lequel il a disposé de documents inédits. La recherche sur le personnage est relancée à la fin du XXe siècle par Laurence Chatel de Brancion qui dirige le premier colloque d’envergure sur Cambacérès. Il se tient à Montpellier les 26 et 27 mai 2000 au Corum. Réunissant les historiens les plus compétents, l’événement a fait l’objet d’une publication, préfacée par le maire de l’époque, Georges Frêche, qui place le personnage, avec Guillaume de Nogaret et François d’Aguesseau, dans le « trio génial de Montpelliérains ».
Désormais, la brouille entre Montpellier et son rejeton est terminée. À tel point qu’un nouveau quartier, au sud-ouest de la ville, porte son nom. En 2020, un important ensemble de manuscrits de ses mémoires est acquis aux enchères par la Ville et en mars dernier, le bicentenaire de sa mort a été célébré par la pose d’une plaque sur sa maison natale. Une reconnaissance méritée pour ce grand serviteur de l’État, éminent juriste, exemple de ce que l’université de Montpellier produit de mieux.