En novembre 1202, quelques jours après la mort de son père Guilhem VIII, Marie doit se réfugier dans sa ville natale. Âgée d’une vingtaine d’années, l’aînée du seigneur montpelliérain possède déjà une expérience matrimoniale mouvementée. Mariée à dix ans au vicomte de Marseille, elle devient veuve peu après. Son père la remarie alors au comte de Comminges, un homme brutal qui ne tarde pas à la répudier, la laissant privée de ressources et gardant auprès de lui leurs deux filles.
Malaise au Clapas
Guilhem VIII a légué la seigneurie à son jeune fils Guilhem IX, né de son second mariage avec Agnès de Castille qui partage désormais le pouvoir avec Bernard Lambert, le chef du conseil de régence. Pour épouser Agnès, Guilhem VIII avait répudié Eudoxie, mère de Marie. Aux yeux de l’Église, cette séparation n’avait aucune valeur puisque réalisée sans autorisation ecclésiastique. Aux yeux de Dieu, le seigneur est toujours uni à Eudoxie, et son remariage avec Agnès est nul. Considéré comme bigame, Guilhem VIII bénéficia néanmoins de la tolérance du pape, qui refusa toutefois de légitimer les huit enfants d’Agnès. Cette situation créait un malaise. Dans ce bastion de l’orthodoxie catholique qu’est Montpellier, la réprobation se fait chaque jour un peu plus vive, attisée par les prêches incendiaires de l’évêque de Maguelone.
Sur les marchés, dans les échoppes, jusque sur les tables de change à l’ombre de l’église Notre-Dame, le nom de Marie revient sans cesse. Beaucoup la considèrent comme la seule héritière légitime. Une conviction renforcée par le fait que la renonciation forcée à ses droits sur la seigneurie, exigée par son père le jour de ses noces avec Bernard de Comminges, n'est plus valable depuis que ce dernier l’a répudiée.
Une riche seigneurie
Au début du XIIIᵉ siècle, Montpellier est un centre commercial majeur du Languedoc, carrefour des échanges méditerranéens. Forte de ses 10 000 habitants, la cité profite du port de Lattes pour importer les marchandises d’Orient (épices, soieries…) et exporter, entre autres, ses célèbres draps teints en rouge, qui font sa fortune. Sa réputation tient aussi à ses médecins, protégés depuis 1181 par Guilhem VIII, qui avait permis un enseignement libre de la médecine. Située sur le chemin de Compostelle, la ville accueille de nombreux pèlerins venus vénérer les reliques ramenées d’Orient par les seigneurs passés.
Le complot de 1204
Les artisans teinturiers, figures influentes de la ville, voient dans la jeunesse de Guilhem IX l’occasion d’obtenir enfin la création d’un consulat, une institution communale chargée de gérer les affaires aux côtés du seigneur. Cette revendication, toujours refusée par les Guilhem, se heurte une nouvelle fois au refus ferme d'Agnès et de Bernard Lambert. Les teinturiers décident alors de se tourner vers le roi d’Aragon, protecteur de Montpellier.
Pierre II, jeune souverain issu de la dynastie de Barcelone, rêve d’étendre son influence en Languedoc. Depuis 1185, une paix solide lie l’Aragon et le comté de Toulouse, offrant au roi les moyens de ses ambitions. La prospère seigneurie montpelliéraine ne peut que l’attirer.
En secret, un accord est conclu : les conjurés promettent de chasser Guilhem IX et restituer la seigneurie à Marie. En échange, Pierre II s’engage à l’épouser et à accorder à la ville une charte de libertés communale. Le complot va se dérouler parfaitement.
Des libertés communales enfin accordées
En juin 1204, un coup de force contraint Guilhem IX et sa mère à s’exiler en Espagne. Bernard Lambert est lui aussi, chassé de la ville. Le 15 juin, le mariage de Marie et Pierre II est célébré. Le couple aura deux enfants, dont le futur roi d'Aragon, Jacques le Conquérant, dont, selon les chroniqueurs, la conception rocambolesque a donné lieu à la danse du chevalet.
Deux mois après son mariage, Pierre II accorde la Grande Charte qui officialise la création d’un consulat. Désormais, douze consuls élus sont associés à la gestion de Montpellier. Pierre II abandonne des pans entiers de droits seigneuriaux aux bourgeois. Marie, dont l’accord est obligatoire, tarde à le donner. L’héritière des Guilhem hésite à tirer un trait sur le pouvoir absolu que détiennent les seigneurs et que ses ancêtres ont conservé avec opiniâtreté. À l’automne pourtant, elle cède aux pressions.
Un héritage détourné
Souvent reléguée à Collioure, Marie ne peut empêcher son époux de dilapider son héritage. Rapidement, elle doit modifier son contrat de mariage et lui céder toutes ses possessions. En 1205, Pierre II, à court d’argent, obtient des consuls un prêt considérable. Il doit alors hypothéquer la seigneurie et accorde aux consuls le droit de légiférer. C'est sur la base de ce pouvoir législatif autonome, que les consuls de Montpellier ont fondé leur pouvoir communal. Ce droit local est resté en vigueur jusqu'au XVIIIe siècle.
Dépouillée de ses terres et de ses pouvoirs féodaux, Marie est également menacée de répudiation. Pierre songe à se séparer de cette épouse qui n’a plus aucune utilité pour lui. L'annulation de son mariage est examinée en Cour de Rome quand il est tué à la bataille de Muret en septembre 1213, durant la croisade albigeoise.
La dernière des Guilhem
Mais Marie n’est déjà plus de ce monde. En avril 1213, elle fait le voyage à Rome pour demander au pape de l’aider face à son mari et aux consuls. Malade, elle meurt loin de Montpellier et est inhumée dans la chapelle Sainte-Pétronille à Saint-Pierre de Rome.
Avec elle s’éteint la dynastie des Guilhem, qui pendant deux siècles a façonné Montpellier et en a fait un centre économique et intellectuel majeur du Moyen Âge. Passée aux rois d’Aragon puis de Majorque, la seigneurie sera vendue en 1349 au roi Philippe VI, devenant définitivement française.
Retrouvez les autres épisodes de la série ici.